Quelqu’un qu’on a admiré
Nous nous connaissions, Sylvie et moi, depuis l'école primaire. Nous avions partagé des jeux, des copinages, des fêtes d'anniversaire. L'entrée en Sixième nous avait séparées même si nous fréquentions le même lycée, mais plus la même classe.
Nous nous sommes retrouvées en classe de troisième. Comme nous habitions dans le même quartier, nous avions pris l'habitude de nous retrouver vers sept heures pour monter au lycée à pied ensemble, ce qui représentait une grosse demi-heure. Le soir, à dix-huit heures, après les cours, nous redescendions par le même chemin, un circuit effectué de nuit pendant tout l'hiver, par un itinéraire qui n'était pas très rassurant.
Jusqu'à la "Maison sans escalier", bâtiment art déco sur lequel s'achevait la rue Désiré Claude, nous longions des immeubles, mais ensuite il nous fallait traverser la voie ferrée de la ligne Saint-Etienne /Le Puy, au milieu de terrains vagues, puis nous rejoignions la rue du Mont sans croiser âme qui vive, petits ateliers en planches, friches encombrées de ferraille, nous prenions ensuite la rue de l'Égalerie, croisions la rue des Verriers, la rue de la Lithographie, bordées d'usines, pour arriver rue Buffon où se situait le lycée.
Ces trajets quotidiens faisaient notre bonheur, ils ouvraient une parenthèse sur un monde qui nous était totalement inconnu. A l'aller nous appartenions encore un peu à la sphère familiale. Le chocolat du matin, le souvenir fugitif d'un rêve, la chaleur de l'appartement que nous emportions dans nos vêtements nous enveloppaient, nous nous repassions en tête les leçons, nous parlions peu. Mais, au retour, nous jacassions comme des pies, revenant inlassablement sur les événements de la journée.
C'est au cours de ces marches quotidiennes que nous avons appris à nous connaître, à nous découvrir des centres d'intérêt communs, des enthousiasmes partagés.
J'admirais Sylvie sans réserve, totalement. Elle me semblait tellement plus mature que moi, avait toujours des histoires passionnantes à raconter. Il me semblait que sa vie était exaltante, faite de rencontres, de découvertes à côté desquelles mon existence paraissait bien fade! Je m'étonnais sans cesse qu'elle puisse trouver de l'intérêt à nos conversations, un relief quelconque à ma personne!
Se forgea ainsi entre nous une amitié qui dura trois ans. L'annonce de son départ à la fin de l'année de Première, son père ayant été muté dans la région parisienne me désespéra.
Commença alors entre nous une correspondance assidue qui était la prolongation de nos discussions d'avant. L'année de Terminale, et surtout la découverte de la philosophie avait ouvert pour nous la voie à d'autres enthousiasmes, de nouveaux emballements dont nos lettres interminables se faisaient le reflet. Tout était prétexte à la confrontation de nos points de vue: l'art, la religion, l'actualité. Tout y passait.
Je me souviens d'un échange de lettres consacrées à la beauté des chantiers et de leurs grues!
Sylvie était passionnée par le cinéma, elle avait déjà arrêté son orientation future: elle ferait l'IDHEC, l'Institut des Hautes Études Cinématographiques, le Graal de ceux qui voulaient devenir cinéastes. Ses parents lui avaient offert une caméra et elle m'envoyait ses idées de scénarios...

Cette détermination, la certitude de son choix, l'ampleur des ambitions, tout cela me donnait l'impression d'être bien falote et quelconque, moi qui n'avait aucune idée de l'avenir dont je voulais.
Avec l'entrée en fac, nos échanges s'espacèrent un peu, il me semblait qu'elle suivait son chemin sans dévier d'un pouce lorsque j'avais finalement renoncé à la philo, que j'avais eu du mal à rebondir et que je commençais enfin à trouver ma place. Puis je n'eus plus de nouvelles.
En 1971, quelques semaines avant les vacances de Pâques, elle m'appela au téléphone. Elle avait finalement renoncé à l'école de cinéma, avait poursuivi les études de Philo qu'elle avait entamées dans l'attente du concours de l'IDHEC et enseignait maintenant dans un établissement privé. Elle projetait un séjour dans la région de Cluny avec quelques copains, elle serait contente que je me joigne à eux.
C'est ainsi que je découvris la communauté de Taizé. Dans la foulée de 1968, de très nombreux jeunes se retrouvaient à Taizé , dans cet espace œcuménique qui se voulait lieu de fraternité et d'échanges. Cette année là eut lieu pour Pâque le premier Concile de jeunes. Nous nous retrouvions dans cette idée de dépasser les religions pour adhérer à une morale et à un idéal refusant les attitudes dogmatiques.
Ce séjour fut le point d'orgue de notre amitié, nous avions retrouvé les élans idéalistes qui avaient marqué nos années de lycée.
Nous avons ensuite été toutes les deux aspirées par la réalité d'une vie faite de hauts et de bas, pas toujours conforme à ce que nous avions espéré. J'espère vraiment qu'elle a pu, comme je pense l'avoir fait , rester fidèle à ses convictions et à ses aspirations.

